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JULIETTE MOGENET : DONNER LIEU AU SILENCE

Par Victor Mazière

La photographie entretient avec la réalité une relation ambigüe : car, si le document photographique est en apparence le plus réaliste qui soit, il est aussi le plus lacunaire et le plus déceptif. Adhérant littéralement à la réalité physique comme à sa condition de possibilité, l’image photographique ne livre pour autant aucune vérité, n’est le produit d’aucun axiome qui délivrerait une essence du monde sensible, même si, entièrement dépendante de la physis, elle en épouse le mouvement de voilement et de dévoilement, jusqu’à cette source de toute visibilité qui plonge la clarté dans la nuit; ce que la photographie dérobe au monde phénoménal pour l’inscrire sur une archive, ce n’est peut-être pas, en dernière instance, une lumière déjà donnée, mais ce qui, dans la réalité, provient de cet interstice entre le visible et l’invisible, qui, comme un diaphragme ou une paupière, aura toujours-déjà été ouvert pour que la photographie le recueille et en témoigne. Mais ce témoin reste pourtant à jamais muet : la sensation de désir et de manque qu’une photographie suscite n’est donc pas contingente, mais structurelle, car la présence qu’elle livre n’est pas médiée par les processus de symbolisation ou d’organisation internes que l‘on trouve dans les arts mimétiques comme le dessin, la peinture ou la sculpture : le signe indiciel photographique est à la fois dépendant de son référent et coupé de lui, la « présence » qu’il manifeste est celle d’une source absente dont il a pris la place, inscrite en creux dans l’image. C’est dans cet écart, ce théâtre de l’indécidable et du vide, que se situe le travail de Juliette Mogenet : à l’effet de réel s’y substitue un jeu de pistes visuelles, un labyrinthe de signes muets ouvrant sur une opacité sémiotique qui n’est autre que le double de cette nuit du regard qui hante toute vision.

Le travail de Juliette Mogenet pourrait ainsi se lire comme l’architecturation d’une forme de « silence optique », fondé sur une neutralisation de la machinerie narrative gouvernant l’organisation rationnelle de l’espace. Dans la plupart de ses pièces, la planéité de la surface et l’espace classique sont déstructurés par la présence physique même de l’image, qui comporte des reliefs, des supports et des textures hétérogènes : à la fenêtre albertienne bidimensionnelle, où tout est accessible au regard dans un territoire « cartographié » par la géométrie et l’homogénéité visuelle, répond un emboîtement de couches transparentes, qui à la fois littéralise la perspective, en l’ouvrant vers la profondeur et la tridimensionnalité, et, dans le même mouvement, en nie le pouvoir illusionniste, empêchant toute uniformisation réaliste de la perception. Au découpage de l’espace classique, où le lointain succède au proche selon une loi prédictible et une causalité cartésienne, s’oppose ainsi une perception en strates, où toutes les informations sont simultanément données, sans qu’aucune n’aboutisse pour autant à une évidence perceptive claire et distincte. De même que la perspective, qui, en se perdant dans le labyrinthe d’une profondeur qui ne livre aucun secret, cesse d’opérer comme structure narrative, de même la fenêtre, qui servirait de cadre à cette narration, n’est plus qu’un trompe l’œil où le réel ne se reconnaît plus dans son image.

Cette stratégie d’évidement pourrait, d’une certaine façon, rappeler les travaux des Constructivistes Russes, qui, en ouvrant l’image par la vue stéréométrique, désiraient changer l’angle physique mais aussi conceptuel par lequel l’œil appréhendait un objet : la finalité en est pourtant radicalement opposée. Lorsque Naum Gabo, par exemple, produisit ses premières sculptures en construisant ses volumes par une série d’intersection ouvrant sur des vides, il tentait de dépasser l’espace ordinairement clos de la sculpture pour l’ouvrir vers le cœur d’une structure géométrique, comme si la figure était l’extension d’un théorème que masquerait l’objet solide. De même, l’utilisation du plastique, dans ses sculptures des années vingt, exploitait la transparence comme une extension logique de ses premières conceptions idéalistes, qui affirmaient la primauté ontologique d’une organisation préexistante à la forme : ce qui lui importait était d’avoir accès à ce point d’origine à partir duquel toute l’œuvre pourrait avoir été engendrée. Or la transparence des travaux de Juliette Mogenet obscurcit toute origine plutôt qu’elle ne la dévoile : si elle ouvre l’espace, ce n’est pas pour faire atteindre le moindre principe générateur, mais pour ramener vers l’artificialité matérielle de l’œuvre et l’immanence de la perception in situ, dans laquelle la profondeur et la surface se trouvent intimement mêlées dans un jeu infini de renvois, qui incluent également le regardeur. Souvent rajoutées sur la surface, ou mises en abyme, les structures géométriques perdent leur fonction de modèle en se dupliquant, car par essence, tout principe générateur et substantiel est unique. Reflétés comme dans un miroir, la grille perspectiviste, les « carrelages » incisés au scalpel ne sont plus ici que les simulacres d’une narration mathématique de l’espace qui, en se répliquant, deviennent des signes pris dans un réseau de perceptions relatives.

 

Les boîtes de Juliette Mogenet deviennent ainsi des architectures de simulacres, où toute maîtrise venue de l’extérieur et imposée sur une forme, se retrouve prise dans les filets de la représentation, comme des signes indiciels(1) enfermés dans une galerie des glaces. La photographie se fait, paradoxalement, l’instrument d’une déréalisation de l’image, qui renforce encore cette relation à l’absence, à l’incomplétude, au silence. Défini d’ailleurs comme un miroir (« le miroir à mémoire »(2) pour reprendre l’expression du XIXème siècle), l’appareil photographique crée un schisme fondamental entre celui qui perçoit l’image et l’image qui le regarde en retour, car cette image où il se trouve prisonnier est perçue du point de vue d’un autre. En ce sens, l’expérience photographique, et les signes qu’elle produit, sont structurellement relativistes : l’information qu’ils véhiculent varie en fonction de l’observateur, car aucune narration ne peut y être imposée par un référent extérieur. Le signe indiciel, qui a la particularité de se situer sur un axe à la fois causal, physique et spatial, reste en effet vide jusqu’à ce qu’un référent le remplisse, mais il n’est jamais que provisoirement rempli, comme pris dans un réseau d’associations, dont la « boîte reflétante » constitue la démonstration la plus évidente.

Les travaux de Juliette Mogenet, sont en ce sens une métaphore de la photographie elle-même, une allégorisation de son principe de déconstruction de la réalité, où les frontières entre l’espace extérieur et l’espace intérieur se font si ténues qu’elles finissent par s’abolir. Si les jeux de reflets sont une des stratégies qui imposent le silence à l’espace narratif, ils sont, par ailleurs, complétés par l’érosion physique de l’image elle-même, qui ménage des blancs, comme pour ouvrir un espace mental, une zone de projection imaginaire. L’information visuelle est d’ailleurs réduite au strict minimum : quelques éléments de paysage insituables, quelques lignes d’horizon griffées dans la matière noire du papier photographique, des lieux mémoriels, un peu flous, qui deviennent des accroches oniriques, des espaces fragmentaires qui ouvriraient sur le vide d’une scène qui ne dévoile jamais aucun jeu. En ce sens, les travaux de Juliette Mogenet rappellent la technique du collage, qui, conceptuellement, entretient une affinité profonde avec la photographie : formés, comme dans le collage, d’un ensemble d’éléments découpés et de textures hétérogènes, ils renforcent cette idée de césure spatiale et temporelle, ce que Roland Barthes nommait le « ça a été »(3) ; mais cette présence, comme c’est le cas pour tout signe, ne fait que pointer vers  l’absence d’où ils proviennent en tant que « re-présentation », c’est-à-dire comme mécanisme de substitution d’un signifiant à un référent qui n’est jamais présent en même temps que lui. La temporalité de la représentation est toujours ainsi celle de la mémoire, ou, différée, de la relation sémiotique, où jamais aucune plénitude ne se livre.

 

L’expérience d’un temps complexe, multiple, semble d’ailleurs consubstantielle à la photographie. André Bazin écrivait à ce propos que la photographie embaumait le temps, soustrayant l’objet à la corruption de la mort, et accomplissant en cela ce « complexe de la momie » présent dans tout art plastique depuis l’origine(4). Il y a, d’une certaine façon, une dimension hiératique, dans les « boîtes » de Juliette Mogenet : métaphores de la camera obscura comme « cercueil à image », où le monde sensible survivrait dans sa trace spectrale, elles ressemblent à de petits sarcophages, ou à des cavernes qui retiendraient les ombres à jamais prisonnières dans leur silence ontologique. Autre analogie avec l’embaumement, l’image chez Juliette Mogenet est souvent découpée en véritables lanières, qui rappellent les bandelettes avec lesquelles on momifiait les corps. Ce sont comme des lambeaux d’images ni mortes ni vivantes, découpées dans la chair du temps photographique devenu trace et signe : l’indice n’opère-t-il pas, d’ailleurs, lui-même par tronquage, coupant l’image à jamais de son référent, et l’embaumant dans la nuit des sels d’argent ou des capteurs électroniques ? Le recours fréquent à la découpe physique de l’espace pourrait faire penser à Fontana, mais l’incision et la déchirure occupent, dans les travaux de Juliette Mogenet, une fonction très différente : le geste de perforer la toile était pour Fontana une métaphore de l’œil tentant de franchir un au-delà de la toile, et donc aussi de l’esprit s’affranchissant des contraintes de la surface ; en ce sens, Fontana achevait, d’une façon iconoclaste, le projet optique moderne, fondée sur un idéalisme esthétique, dont la projection dans l’espace avait pour corrélat physique la verticalité du regard . Chez Juliette Mogenet, l’œil est toujours ramené vers sa nuit silencieuse, cette origine mystérieuse de la visibilité qui est, en elle-même, invisible. Le scalpel, s’il est un outil de dessin dans l’espace, n’est pas pour autant ici le symbole de l’esprit perçant la matière et lui donnant une forme : ces formes « tatouées » dans la matière ne sont, elles aussi, que des marques provisoires, des signes pris dans le labyrinthe des autres signes, si bien que, voué à sa répétition infinie comme reflet, c’est l’espace de ce théâtre et de ce jeu relativiste qui est lui-même embaumé, car soustrait aux catégories logiques, à la succession temporelle de la perception, à l’expérience singulière.

 

« Embaumer l’espace » serait alors la dernière étape de cet échec à la narration, de cette volonté de faire silence : car tout rapport signifiant est d’abord un rapport spatial, un système d’exclusions fondé sur des limitations, des frontières, des rapports normés d’espacement. Dans la topologie d’un espace « embaumé », tout est à la fois accessible en même temps, dans une perception simultanée des strates, et occulté, écarté de soi et dispersé dans la mise en abyme des signes, dans les jeux de reflets, les images secondes. Le « lieu » sans lieu du silence serait alors constitué par cet hyper-espace ouvert entre les signes, aussi énigmatique que le lieu obscur d’où est issue la source lumineuse de toute photographie.

  1. C.S Peirce, Ecrits sur le Signe, Paris, Seuil, 1978 : Dans la taxinomie des signes établie par Peirce, les icônes sont liées au référent par une relation de ressemblance visuelle, tandis que les indices (ou index) peuvent ou non ressembler à la chose qu’ils représentent, mais sont toujours physiquement liés à elle, comme une trace, un symptôme, ou le mouvement d’une girouette causé par le vent.

  2. Jules Janin, « Le Daguerreotype », in L’Artiste 12, Paris, 1838/39, pp.145-148

  3. Roland Barthes, La Chambre claire, Gallimard Seuil, Paris, 1980, p.120

  4. André Bazin, « Ontologie de l’image photographique », in Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, Paris, 1985, p.9

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JULIETTE MOGENET : NOUVELE VISION DU PAYSAGE

Par Jean-Paul Gavard-Perret

Juliette Mogenet refuse à la photographie un statut d’archive ou de reproduction du paysage. Elle déconstruit et reconstruit celui-ci : à l’homogénéité fait place l’éclatement. Elle s’inscrit dans la ligne émise par Greenaway dans « Meurtre dans un jardin anglais ». Le peintre paysagiste y symbolise un ordre et participe d’une image de marque. Dans ce film, Mrs Herbert souhaite offrir à son mari douze dessins reproduisant des vues de la demeure et du jardin pour tenter de rassurer son mari quant à son autorité sur la propriété. Et Neville (peintre plus paysager que paysagiste) se vante de ne pas seulement « représenter », mais bien plutôt de « reproduire » objectivement ce qui est, tout ce qui est, rien que ce qui est.

 

Juliette Mogenet casse un tel art « pictural » puisque la reproduction tend à nier le regard. La réalité est insaisissable « objectivement » dès que se pose la question du sens de ce qu’on voit, c’est à dire de l’interprétation. Tout regard est regard « sur » : la jeune artiste le prouve. A l'évidence fait place « l’évidemment évidemment » (G. Didi-Huberman). Profondeur et surface créent un abîme.

 

Du paysage ne demeure que des fragments, des indices. Ils complexifient l’apparence au profit de traces, de morceaux et de signes. Ces énoncés transgressifs ramènent à la question essentielle : « qu’est-ce que le réel ? » La vision héritée de la Renaissance est renversée par l’incision, la découpe, le pli. L’architecture du réel est revisitée par la force de l’Imaginaire. Du sombre naissent une lumière sourde et un paysage mental. Se traverse la « nature » pour atteindre des lieux à la fois proches et lointains. Le réaliste se mêle à la fantasmagorie par hybridations. Elles cassent les frustrations. Peuvent surgir des phosphorescences mystérieuses où sur les ruines du réel se redessine une architecture admirable.

 

Juliette Mogenet propose la possibilité d’atteindre des environnements sensoriels inédits à travers des mises en scène. Le paysage prend une valeur hypnotique. Il agit sur la perception sans emprunter le détour de la symbolisation. L’artiste préfère jouer d’une « monumentation » particulière entre le flou et le précis, l’indice et la fragmentation selon une dynamique « avènementielle » loin de ce que la peinture et la photographie « classiques » ont proposé.

 

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INCISIONS DANS L'ESPACE TEMPS

Par Fabienne Bideaud 

Texte AIC DRAC Ile-de-France – 2014

L’incision, la découpe, le pli sont les actes que Juliette Mogenet perpétue sur une surface : papier photographique, papier dessin, plaque d’aluminium, plaque de verre – la transperçant et la modifiant, sur un fond utilisant toutes les variations possibles entre le blanc et le noir. De cette atmosphère sombre surgissent des formes architecturées, créant un espace indistinct mais pourtant présent, qui trouble le réel d’une perception imaginaire : nous sommes à la frontière entre un lieu concret et un paysage mental. Les incisions sur plaques de verres, les découpes sur photographies, les plis sur papier, le scotch comme surface, construisent ces variations de  mondes que nous propose l’artiste. La mise en abîme de l’espace nous aspire littéralement dans un vide lorsque nous nous trouvons face à une œuvre, et pourtant elle offre un potentiel de projection infinie. L’addition et la soustraction, principe dichotomique, vont de paire dans son travail : ajout et retrait de matière, vide apparent et imagination foisonnante. De cette abstraction épurée, voir sèche, où les lignes et le déploiement en volume du support sont les seuls éléments qui constituent l’œuvre, apporte paradoxalement toute la richesse à ce travail. La précision de l’action est l’essence même de l’œuvre. Espace physique et mental, l’œuvre de Juliette Mogenet pourrait aussi accueillir en son sein une mise en scène théâtrale, poétique, ou dansée, toute forme de mouvement ou d’expression. 

 

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TOUS LES CRÉTOIS SONT DES MENTEURS

Communiqué de presse

Exposition personnelle à la Galerie de Roussan

Tous les Crétois sont des menteurs. C'est Epimenide qui le dit. Epimenide est Crétois. Alors, Epimenide est un menteur? S'il ment, il dit la vérité. Et s'il dit la vérité, c'est qu'il ment. La logique tourne en boucle. C'est le plus ancien des paradoxes. En parallèle de ce projet d'exposition, il y a la lecture de Douglas Hofstadter, «Godel, Escher, Bach, les brins d'une guirlande universelle». Ce livre a marqué les sciences cognitives dans les années 1980. Le chercheur américain y cite Epimenide et décrit le fonctionnement de la pensée comme une boucle étrange, autoréférente, s'enroulant sur elle même à l'infini. Imprégné de cette vision d'une pensée en boucle, l'ensemble des photographies et dessins présentés à la galerie de Roussan forme un système mis en abyme. Les éléments de réalité et de fiction y coexistent, renvoyant les uns aux autres sans hiérarchie. Archives personnelles, photographies du lieu d'exposition, documentation du projet lui même. Une promenade mentale en huis-clos dans un jardin de reflets. 

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PRIX FID 2012 
Galerie Catherine Putman

Juliette Mogenet malmène le papier, le pique, l’incise, le froisse créant ainsi des espaces vides par le dialogue des lignes. Des espaces faussement ordonnés, les murs sont aveugles, les lignes de fuite trompeuses, des pièces sans réelles limites, des paysages sans fin. Un travail sur papier en noir et blanc, brillant ou mat, dans lequel s’immiscent parfois les couleurs sourdes et évolutives de papiers photosensibles, soumis à l’épreuve du temps.

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PORTRAIT

Par Camille Paulhan
Portraits la Galerie (. . .)

Juliette Mogenet n’a décidément pas choisi de faciliter la vie de celui ou celle qui se risquerait à écrire sur son œuvre : des titres qui correspondent aux matériaux employés, une économie de thèmes, de couleurs, de représentations... Il se saisit comme un tout, et chaque dessin, chaque peinture entre en étroite relation avec les autres. En musique baroque, certaines variations complexes d’un même thème, d’une simplicité déroutante, se nomment « folies » ; j’ai tenté de me pencher sur les folies de Juliette Mogenet, mais n’en ai restitué que des ébauches de réflexion inabouties.

Pratiques

Juliette Mogenet s’excuserait presque devant vous de malmener à ce point ses supports de travail : voilà ses toiles et ses feuilles de papier froissées, gaufrées, pliées, picotées à l’aiguille, attaquées au tournevis ou poinçonnées. Certaines ont été brûlées, fumées ; à leur surface persistent quelques poussières, des cendres éparses. Plus les supports paraissent homogènes et purs, plus l’attaque semble maîtrisée : l’artiste privilégie du papier photographique blanc, du calque, des plaques d’aluminium, du papier canson peu grainé, des tissus lisses.

Peau

Peut-être Juliette Mogenet en a-t-elle assez que l’on convoque Lucio Fontana à chaque fois qu’elle présente ses grandes toiles fendues ou trouées. Les deux travaux sont en effet bien étrangers l’un à l’autre. Dans les matériaux qu’elle choisit pour ses grands formats, Juliette Mogenet choisit parfois du simili cuir, des tissus huilés, évoquant d’une façon toute haptique notre propre peau. Mais s’il lui arrive de découper, écarter, tirer sur, c’est pour mieux soigner par la suite ; dans les dessins, eux aussi malmenés, du scotch appliqué en fines couches tente parfois de faire oublier les légères incisions. Dans ses grandes peintures, des points de suture viennent quelquefois raccommoder les plaies béantes. Le travail est lent, minutieux, physique : il faut réparer ce qui a été balafré. La peau peinture réclame une attention particulière et, plus fragile qu’une vraie peau, semble menacer de se déchirer à tout instant. Les œuvres convoquent des souvenirs étranges de musées anthropologiques, où des momies ou des têtes réduites de Jivaros donnent à voir des bouches et des yeux couturés.

Espaces

Les œuvres de Juliette Mogenet laissent souvent entrevoir de nouveaux espaces, fort ordonnés : mais les murs aveugles, les marches d’escalier à peine visibles promettent davantage au regardeur une désorientation progressive que l’entrée dans un univers bien délimité. Parfois, de fines droites ont été tracées, délinéant un espace ressemblant de prime abord à une pièce vide. Mais la pièce n’a pas de plafond, et s’ouvre à tous les vents. Les portes n’en sont pas, les ouvertures ne donnent sur aucun paysage, aucune promesse d’extérieur ; bien malin qui pourrait identifier un quelconque lieu. Les incisions que l’artiste pratique sur les supports de ses œuvres sont nettes, et des points de fuite ne correspondant à aucune scène sont tracés avec précision ; mais il ne s’agit là que d’une métaphore à peine masquée de l’imagination, et le paysage impossible se meut en paysage mental. Si la perspective est honorée par la profusion des lignes de fuite, elle est également mise à mal dans des espaces où la planéité du support transparaît toujours. Là où des lignes tracées semblent dessiner un damier, proche des sols bicolores des primitifs flamands ou italiens, quelques grains de poussière, un peu de cendre, des incisions dans une feuille d’aluminium ou des morceaux de verre nous rappellent à la concrétude du motif. Les couleurs elles aussi participent de cette difficulté à saisir les espaces : les noirs et les blancs, parfois mats et profonds ou au contraire particulièrement brillants, reflétant la lumière, font qu’il est délicat de décrire les œuvres, tant leur surface se confond avec les espaces qui y sont dépeints. Les reflets des dessins, déroutants, interdisent quasiment leur photographie et exigent du spectateur une présence effective. Des illustrations accompagnent ce texte, mais ne donnent qu’une mince idée de ces œuvres qui ne peuvent supporter leur médiatisation.

Hasard

 

Juliette Mogenet pratique la peinture à l’huile, sans toutefois les pigments qui la plupart du temps la complètent. Encadrés, placés sous vitre, on croirait ses dessins à l’huile de noix capables de voir leur propre matériau se déplacer lentement vers la surface laissée en réserve. Mais, pour celui qui ne connaîtrait pas ce détail, les dessins apparaissent simplement comme des paysages en camaïeux de blanc et de gris. L’artiste ne laisse cependant aucun matériau décider à sa place : là où les Landschaft de Dieter Roth s’étendaient avec plus ou moins de rapidité, les tranches de fromage laissant apparaître aléatoirement sur les « paysages » des auréoles de gras rappelant les rayons du soleil couchant, ici le hasard est savamment contrôlé. L’huile de noix n’est pas un caprice culinaire : c’est l’huile qui, selon l’artiste, résiste le mieux à la propagation. De la même manière, les découpes qu’elle fait subir à certaines de ses toiles, rappelant parfois certaines Combustions d’Alberto Burri, par leur référence corporelle évidente, s’éloignent cependant des œuvres de son aîné. Burri maîtrisait la rapidité de l’étendue des flammes, créant des béances au creux de ses feuilles de plastique, mais Juliette Mogenet ne peut se permettre d’une technique aussi aléatoire : la peau-toile est tendue, découpée, parfois également brûlée, et semble toujours sur le point de s’éventrer. Mais ce n’est là qu’un artifice : rien ne s’éparpille ni ne s’étend. L’espace qui se découvre par les brisures qu’elle impose à ses dessins ou ses peintures a tout d’une déchirure, mais qui ne semble pas avoir été produite sous l’effet de la colère : tout au contraire, il s’agit ici d’une déchirure froide, domestiquée.

Temps

Dans une de ses dernières séries, l’artiste a dessiné au cutter sur du papier photosensible. Dans l’atelier, elle les sort de leur pochette quasi hermétique : le papier a pris une jolie couleur de marron glacé ; dans quelques temps (mois ? années ?) il aura définitivement passé. Une trace de doigt peut encore le marquer. Le collectionneur éventuel sait que son œuvre ne disparaîtra pas, mais changera d’apparence au fil du temps. D’autres œuvres semblent plus fragiles : cendres déposées à la surface de la toile, bris de verre en suspens qui menacent de tomber à chaque fois qu’on manipule le dessin, sutures médicales qui, bien qu’elles soient très tenaces, ne finissent pas par se dissoudre dans la peinture mais révèlent de bien mystérieuses blessures. L’œuvre entier de l’artiste semble être le développement dans le temps d’une même pensée sur l’espace, lequel apparaît par bribes pour mieux se défaire, tantôt en fumée, comme dans certains dessins où des noircissements viennent dévoiler un incendie qui se serait momentanément figé, tantôt par des vagues d’obscurité peintes à l’encre de Chine, qui diluent les contours des pièces. Dans d’autres œuvres, c’est un rideau de lamelles de papier qui fragilise l’édifice, ou des gondolements à la surface du support.

Bien que je n’aie jamais lu le texte de Gilles Deleuze qui en donne paraît-il une lecture philosophique toute éclairante, j’aime l’idée de ce « précurseur sombre », qui préviendrait, sans pouvoir cependant l’éviter, l’éclair. Les peintures de Juliette Mogenet me font l’effet d’une inquiétude qui viendrait nous prévenir : mais de quoi ? Le mystère demeure, dans les fumées, les cendres, les coutures et autres froissements, comme des indices d’autant d’orages à venir.

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Par Camille Paulhan
Lacritique.org

"Des pièces vides et sombres dont on ne distingue ni porte ni fenêtre, de fines incisions qui rythment ses feuilles de papier, de légères poussières qui forment des perspectives. Ces lieux physiques sont autant de manifestations d’un espace mental qui ne cesse de se fissurer avant d’être simplement couturé au scotch."

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